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Ma vie

11 mars 2014

Il y a un an et demi, je suis entré dans une société de gestion immobilière pour y faire mon stage de fin d’études. Je devais réaliser des rapports d’activité pour des investisseurs et participer à différents projets comme des rénovations ou des ventes d’immeubles. Je n’ai pas réussi à y rester longtemps et je n’en ai que des mauvais souvenirs.

Je m’en souviens comme d’un cauchemar où l’on court sans réussir à avancer. Pendant que je travaille sur un rapport d’activité, j’ouvre un fichier sur mon ordinateur, je regarde la page mais je ne me souviens pas ce que je suis venu chercher. Je retourne sur les pages précédentes pour me rappeler de quelle information j’avais besoin et je continue. Quelqu’un me demande de classer un papier qu’il pose sur mon bureau. Comme j’ai perdu le fil de ce que je faisais, je choisis de m’en occuper. Je vais jusqu’aux placards mais en me rapprochant des classeurs, je suis de moins en moins sûr de savoir où le ranger. J’en ouvre un pour voir s’il contient des documents similaires. Je tourne les pages mais je n’arrive pas à me concentrer et je dois fréquemment retourner en arrière quand je réalise que je ne regardais pas. Je ne vais pas y arriver à moins d’y passer des heures. J’ai peur de demander de l’aide parce qu’on vient de m’expliquer et je n’arrête pas d’en demander. Des pensées affluent dans ma tête. Est-ce que j’ai verrouillé mon écran d’ordinateur en me levant ? Est-ce que c’était nécessaire ? Est-ce que ma chemise est bien rentrée dans mon pantalon ? Je mets ma main dans mon dos pour vérifier qu’elle est bien là puis je regarde où j’ai posé le classeur que j’avais entre les mains. Je range tout ce que j’ai sorti et je marche un moment entre les rangées de classeurs pour me calmer. Je me dis que j’irai demander de l’aide plus tard quand j’aurai plus de papiers à ranger. Il ne me reste plus qu’à retourner m’asseoir en espérant qu’on ne me posera pas de question en me voyant revenir avec le papier. Et si quelqu’un m’a vu tourner en rond depuis tout à l’heure ? J’ai à peine commencer à tourner la tête pour regarder autour de moi que je m’imagine ce qu’on doit penser si on me voit aussi m’arrêter au milieu de la pièce et tourner la tête. Mes pensées deviennent de plus en plus confuses. A un moment, je ne fais plus attention à ce qui m’entoure et mon inquiétude diminue. Je retourne à mon bureau, je m’assois, appuie sur les touches de mon clavier et je vois qu’on me demande un mot de passe parce que je ne suis plus connecté au programme que j’utilisais. Je baisse les yeux vers mon bureau sur lequel doit se trouver un papier où j’ai écrit mes mots de passe. Devant moi, il y a quelques feuilles, des enveloppes ouvertes et fermées et un planning avec des cases qui ont des fonds jaune, rouge ou bleu, certaines ont gardé un fond blanc tandis que d’autres sont hachurées avec des pointillés et mon cerveau se brouille dès que je pose les yeux dessus.

Au bout de cinq jours de travail, je suis épuisé et je demande à mon supérieur d’arrêter le stage. Je n’ai presque rien fait, j’ai commencé plusieurs choses mais j’aurais préféré les recommencer plutôt que de les reprendre dans l’état dans lequel je les avais laissées. Je n’ai toujours pas retenu le nom de mes collègues et je continue de me perdre en allant au bureau des ressources humaines et à la cantine. J’ai dit que je devais partir pour des raisons de santé, n’importe qui aurait pu dire en me voyant que je n’étais pas en forme, mais je ne comprenais pas ce qui m’était arrivé. Après avoir cherché pendant des mois, j’avais trouvé un stage qui m’intéressait et je l’avais abandonné avant qu’on m’ait fait des reproches. Je devais me rendre à l’évidence : j’avais un problème.

En repensant à mon enfance, j’avais toujours eu un problème. J’étais un enfant très lent. J’avais redoublé le CP parce que je n’arrivais pas à apprendre à lire et j’ai appris très tard à faire mes lacets et à lire l’heure. A chaque fois qu’il y avait des travaux pratiques à l’école, je manquais une étape et j’étais perdu. J’oubliais souvent du matériel et j’étais très angoissé. J’étais très maladroit, j’étais très prudent mais je me blessais quand même sans rien faire de spécial. Après m’avoir écouté, un psychiatre que j’étais allé voir après avoir quitté mon stage m’envoya passer des tests. Les résultats étaient dans la moyenne sauf pour l’attention prolongée et la mémoire de court-terme qui étaient bien en-dessous. D’après la psychologue qui m’avait fait passer les tests, j’avais sûrement un trouble déficitaire de l’attention. D’après ce que j’ai compris, il ne s’agit pas d’une maladie mais d’un fonctionnement neurologique inadapté à la vie moderne avec ses contraintes et ses stimulations. On entend parfois parler des troubles de l’attention quand il s’agit d’enfants qui n’arrivent pas à se tenir tranquille en classe mais ils peuvent ne pas être accompagnés d’hyperactivité et se poursuivre à l’âge adulte. Il existe un traitement efficace mais il est très contrôlé parce que la molécule utilisée est proche des amphétamines. On m’envoya chez un psychiatre qui confirma le diagnostic puis à l’hôpital Saint-Anne où on vérifia que je n’avais pas développé es troubles anxieux ou de comportements agressifs qui peuvent accompagner les troubles de l’attention. Comme je n’avais rien qui nécessitait une prise en charge particulière, je pus recevoir le traitement.

Les jours suivants furent merveilleux. Après quelques jours de traitement, j’étais détendu et je ne sentais plus les maux de ventre que j’avais depuis le lycée. Je me sentais mieux et j’avais l’impression que le monde autour de moi était devenu plus calme. Je fis beaucoup de progrès les mois qui suivirent. Maintenant je peux cuisiner, j’arrive à repasser mes chemises et je ne saute plus de passage quand je lis, ce qui m’obligeait à retourner en arrière pour comprendre le texte. Je n’abandonne plus ce que je commence avant d’avoir terminé et j’arrive à prendre mon temps.

Beaucoup de gens sont sceptiques au sujet des troubles de l’attention et je le suis aussi. Pour moi, ça ne veut pas dire grand chose à part que tout le monde n’a pas la même capacité de concentration. Il n’existe pas de limite claire entre ce qui est un trouble de l’attention et ce qui n’en est pas un et les critères qu’on utilise pourraient être différents. Le traitement sert surtout à aider ceux qui souffrent parce qu’ils n’arrivent pas à faire ce qu’on attend d’eux. Je pense que nous pouvons tous nous reconnaître dans certains symptômes comme la difficulté à se concentrer sur son travail, à s’organiser ou à s’occuper des tâches administratives. Ce sont des souffrances que tout le monde connait, on considère qu’elles sont nécessaires voire bénéfiques. La plupart des enfants souffrent de devoir rester assis à une table pendant des heures. Beaucoup d’adultes souffrent au bureau parce qu’ils n’arrivent pas à faire ce qu’on leur demande et parmi ceux qui y arrivent, j’imagine qu’il y en a beaucoup qui souffrent aussi. Ce que je trouve le plus étonnant, c’est que nous nous en sortions aussi bien dans un monde aussi compliqué avec autant de contraintes. Nous avons de plus en plus d’informations à digérer mais notre corps n’est pas très différent de celui qu’avait l’homme des cavernes. Nos exigences sont telles que nous ne pouvons pas être aussi bons que nous le voudrions et nous nous donnons tellement de mal que nous ne pouvons pas imaginer que ceux qui n’arrivent pas à suivre en font peut-être autant. Nos efforts nous rendent insensibles et nous ne voyons pas ceux qui sont à côté de nous. Je m’en suis toujours voulu de ne pas réussir à suivre le modèle de mon père, je pensais que je ne faisais pas assez d’efforts et maintenant je me rends compte que les efforts que j’ai faits n’ont servi qu’à me détruire la santé, que mon père aussi est malheureux de ne pas être aussi bien qu’il le voudrait et qu’en fin de compte, je ne sais pas vraiment qui il est.

J’ai toujours eu l’impression de ne pas être comme mon père l’aurait voulu et j’ai pensé qu’avec mon traitement, les choses allaient s’arranger. Je suis allé lui parler de ce qui m’arrivait mais je n’y suis pas arrivé, j’ai eu l’impression qu’il ne savait pas de quoi je parlais et qu’il ne voulait pas m’écouter. Je lui ai écrit une lettre et en lui écrivant, j’ai compris que je n’avais pas de raison de lui en vouloir. Mon père ne parle pas de ses sentiments mais il m’a toujours montré qu’il tenait à moi, quand il m’a tenu la main ou quand il est resté à côté de moi quand j’avais besoin de lui, ce qui arrivait souvent. J’étais reconnaissant parce qu’il a renoncé à beaucoup de choses pour moi et mes sœurs et parce qu’il m’a beaucoup donné mais il ne m’a jamais donné ce dont j’avais besoin. Il n’aurait pas pu savoir de quoi j’avais besoin parce qu’il ne m’a jamais écouté, et même s’il m’avait écouté, il n’aurait pas pu le savoir parce que je voulais tellement lui faire plaisir que je ne savais plus ce que je voulais. Je pense qu’il a tellement peur d’être un mauvais père et que je sois malheureux malgré tous les efforts qu’il fait pour moi, qu’il a fini par ne plus me regarder. Je m’imaginais qu’il me comprenait et qu’il était la solution à tous mes problèmes, je m’imaginais plein de choses pendant qu’il n’était pas là, mais ce n’était pas à lui que je pensais, c’était une image qui m’aidait à traverser des moments difficiles et il faut que je l’abandonne. Je n’en ai plus besoin et elle ne fait que m’éloigner de lui. Je ne peux pas lui demander de m’accepter et en même temps lui demander d’être quelqu’un d’autre. De toutes les façons, il n’aurait jamais pu m’accepter comme je suis puisque j’avais toujours essayé de lui faire croire que j’étais quelqu’un d’autre. Il n’y a que moi qui n’accepte pas ce que je suis. Pour ne pas décevoir les gens, j’avais fait comme si j’aimais des choses que je trouvais pénibles, j’ai fini par croire que je les aimais et je me suis retrouvé dans une situation inconfortable. En grandissant, ma vie qui avait été remplie d’activités que je subissais est devenue pleine de désagréments que j’avais choisis. J’avais tellement bien réussi à cacher mes difficultés que les gens croyaient que j’étais content et quand je les entendais parler de moi, j’avais l’impression qu’ils parlaient de quelqu’un d’autre et je me sentais seul. Si mon stage s’était bien passé et que j’avais été embauché, tout le monde se serait réjoui pour moi et j’aurais été encore plus malheureux comme employé que comme stagiaire.

Dans mon cas, l’intérêt du traitement n’est pas contestable. Les médicaments m’ont apaisé, je suis plus en forme, je n’ai pas l’air d’un drogué alors qu’avant je pouvais avoir l’air d’un zombie. J’arrive mieux à communiquer et je me suis réconcilié avec ma famille. J’ai toujours des difficultés mais je suis moins confus et je comprends mieux ce qui n’est pas bon pour moi. J’ai compris que tout ce qu’on m’a dit en voulant m’aider, qu’il fallait que je travaille bien à l’école, que j’irai mieux quand j’aurai un emploi, que je réfléchissais trop et que j’allais m’endurcir, était faux. Je vais mieux à l’extérieur des salles de classe et des bureaux et je souffre quand j’essaie de m’empêcher de réfléchir. Je suis toujours incapable de faire quoi que ce soit en groupe, ça va toujours trop vite, je ne peux pas m’empêcher de regarder à côté, je me perds et je dérange tout le monde. Mais au moins maintenant, je sais que je peux faire les choses bien si je vais à mon rythme et je fais quelque chose que me plait dans un endroit calme et dans une position confortable. Je ne peux pas faire plusieurs choses à la fois et je ne peux pas en faire beaucoup parce que je suis vite fatigué. Je me dis que c’est peut-être parce que je mets toute mon énergie dans ce que je fais, c’est une explication qui me plait et qui me paraît possible mais je n’ai aucun moyen de le savoir. Je crois surtout que je préfère regarder et écouter plutôt que de faire des choses. J’ai une bonne perception mais quand il y a beaucoup de choses en même temps, je ne perçois plus rien. Je crois que je suis juste sensible. Je supporte mal la douleur et je ne suis pas fait pour l’aventure mais je n’en ai pas besoin, la réalité est déjà assez intense pour moi. Mon corps perçoit des choses que d’autres ne ressentent pas, parfois c’est désagréable, d’autre fois c’est agréable, et il faut que je l’écoute. Quand j’essaie de faire comme les autres pour me rassurer, ça ne me réussit pas. A chaque fois qu’on me dit fais comme ça et tout va bien se passer et que j’écoute, ça ne se passe jamais bien. Il faut que j’essaie de vivre différemment même si j’ai peur que cela m’isole. Je me suis déjà dit que le plus courageux c’est de vivre à sa manière sans se préoccuper de ce que pensent les autres mais c’était parce que je n’accepte pas encore ce que je suis. Ça n’a rien à voir avec le courage. Si je fais ce que je fais, c’est parce que je n’ai pas réussi à faire comme tout le monde et je me préoccupe de ce que pensent les autres sinon je ne ferais pas ce blog. Je ne veux pas être écrivain, j’ai perdu et je n’irai pas tenter ma chance en seconde division ou dans une autre catégorie. Je n’ai rien d’autre à gagner que de la souffrance, de la solitude et des médailles. Je n’aime pas la compétition, tout le monde est censé courir après la même chose et je n’y suis que l’ombre de moi-même. On ne peut pas comparer deux hommes, il n’y a pas deux situations identiques et même si elles pouvaient l’être, une même chose ne leur demanderait jamais le même effort. Je ne veux plus essayer de prouver que je suis ce que je ne suis pas. Quand je souffre en essayant de faire quelque choses sans y arriver cela peut vouloir dire que je n’ai aucun intérêt à le faire et qu’en y arrivant je n’arrêterai pas pour autant de souffrir. Quand on travaille dur et qu’on gâche sa vie en faisant des choses qui ne servent à rien, on peut se dire qu’on a du mérite et qu’on rend service à quelqu’un mais en vérité on ne peut pas se sacrifier pour une autre personne. On ne peut que la sacrifier avec soi, la priver d’un père, d’un époux et lui laisser des choses qui ne feront que l’encombrer. Je sais qu’on peut passer sa vie avec des gens sans les connaître et ce n’est pas ce que je veux. Je me sens seul mais ce n’est pas grave. C’est parce que j’en ai besoin que j’ai une chance de rencontrer des gens et de me rapprocher de ceux que je connais déjà. Peut-être que je ne m’intéresse pas aux mêmes choses que les autres mais je m’intéresse à eux et le reste ne m’intéresse pas autant. Si je vais vers eux sans me dissimuler, je peux m’en approcher, mais si je mens pour y parvenir, quand bien même je serais aimé, ils aimeront toujours quelqu’un d’autre.

Mathias
bisous

unhommenu@unhommenu.fr