un homme nu

Cela faisait plusieurs années que j’étais célibataire quand j’ai rencontré Clara sur une application de rencontres. Après avoir échangé des messages pendant plusieurs jours, nous nous sommes donné rendez-vous dans un petit salon de thé du quartier Saint-Cyprien. Nous avons parlé de choses et d’autres, de nos recherches amoureuses, de nos sorties et de ce qui nous avait amenés à Toulouse dont nous n’étions ni l’un ni l’autre originaires. En écoutant ses questions, j’en suis venu à m’interroger moi-même sur ce qui m’avait amené si loin de l’endroit où je suis né, dans une ville où je n’avais aucune attache.

L’analogie que l’on fait généralement entre les êtres humains et les arbres quand on parle de nos racines m’a toujours semblé suspecte. Je ne me sens pas particulièrement attaché aux lieux dans lesquels j’ai grandi et je ne me suis jamais intéressé à mon histoire familiale.
Contrairement à ma grande sœur qui ne manquait jamais une occasion d’interroger mes grands-parents sur leur arrivée en France et sur leur vie d’avant, j’évitais autant que possible les discussions de ce genre. Et quand quelqu’un racontait une histoire ayant trait à notre légende familiale lors d’une réunion de famille, j’écoutais d’une oreille distraite en attendant sagement que l’on passe à autre chose. Aujourd’hui je pense comprendre ce qui m’a poussé à me désintéresser d’une histoire qui est pourtant, à de nombreux titres, hors du commun. Mes ancêtres ont traversé des épreuves très difficiles et ont dû faire preuve de beaucoup de courage pour survivre et je crois qu’écouter leur histoire ne faisait que renforcer ma honte d’enfant mal dans sa peau, dont les problèmes paraissaient futiles en comparaison. Je pense que c’est en partie cet héritage familial lourd à porter qui m’a poussé à partir loin de ma famille.

Quand le salon de thé allait fermer ses portes, j’ai proposé à Clara d’aller nous promener en ville et, à ma grande joie, elle a accepté. Nous sommes partis dans la direction des Abattoirs puis nous avons traversé le pont qui mène à l’autre rive de la Garonne. L’air était frais mais je me sentais bien en sa compagnie, nous rigolions beaucoup et je sentais une complicité naitre entre nous. Finalement nous sommes arrivés sur la place de l’église Saint-Sernin et nous nous sommes assis sur un banc. Jusqu’à ce moment, la conversation avait été amicale et je sentais qu’il fallait que je fasse quelque chose pour lui faire comprendre qu’elle me plaisait et me rapprocher d’elle. Si je ne faisais rien, il y avait de fortes chances pour qu’on ne se revoit plus ou que l’on reste amis, ce qui n’aurait pas forcément été une mauvaise chose mais je savais que si cela arrivait, j’allais passer des jours et des nuits pénibles à me demander ce qui se serait passé si j’avais essayé quelque chose. Nous nous étions arrêtés de parler et une tension s’était installée qui menaçait de seconde en seconde de se transformer en silence gênant. Après m’être creusé la cervelle pendant un bon moment, je finis par lui dire qu’elle avait de jolies mains et je pris une de ses mains dans la mienne. Elle la serra en retour, ce qui me donna de la confiance et je lui demandai si je pouvais l’embrasser. Elle me regarda droit dans les yeux en souriant et me dit que oui.

La première fois que j’ai embrassé Clara, j’ai immédiatement eu envie de l’embrasser à nouveau, de la prendre dans mes bras et de la serrer contre moi aussi fort que possible. J’avais été seul pendant longtemps mais ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai réalisé à quel point j’avais manqué d’amour et d’affection. J’étais comme une plante toute rabougrie et desséchée qui se retrouve soudain sous une pluie abondante et qui étend ses branches, ouvre grand ses feuilles pour ne pas en manquer une seule goutte. Une soif inextinguible était née en moi qui ne m’a pas lâché pendant les premières semaines de notre relation. Puis, avec le temps, à force de passer du temps ensemble, de nous voir, de nous parler et de nous toucher, je me suis apaisé et j’ai été rassuré sur l’amour que nous ressentions l’un pour l’autre. Je me suis alors senti en sécurité et épanoui comme je ne l’avais jamais été auparavant. J’apprenais beaucoup d’elle et j’avais aussi l’impression d’en apprendre beaucoup sur moi-même. Je ne passais plus mon temps à courir à droite, à gauche, pour fuir mes angoisses, j’avais trouvé la paix intérieure qui me permettait de m’écouter et de suivre mes envies. Passer du temps avec Clara était un bonheur sans cesse renouvelé et, quand je marchais le soir à ses côtés, je me disais que je n’avais plus grand chose d’important à espérer de la vie, j’étais au bon endroit avec celle que j’aimais et je n’en demandais pas plus.

Malheureusement cette période n’a pas duré aussi longtemps que je l’aurais souhaité. Deux ans après notre rencontre, alors que je commençais à peine à m’habituer à mon bonheur, notre histoire a pris fin. Clara était partie à Paris depuis plusieurs jours et, comme je n’avais plus de ses nouvelles et que je n’arrivais pas à la joindre, j’ai commencé à m’inquiéter. J’ai appelé ses colocataires pour savoir si elles savaient quelque chose et j’ai appris qu’elle était partie avec toutes ses affaires en leur laissant un bref mot d’adieu et le règlement de deux mois de loyer. J’ai ensuite appelé tous les amis que nous avions en commun mais personne ne savait ce qui lui était arrivé.
Quelques jours plus tard j’ai reçu une lettre où elle m’expliquait les raisons de son départ. C’était une lettre étrange dont la lecture me laissa complétement abasourdi. En résumé, elle me disait qu’elle était un ange qui était venue sur terre pour m’aider. Avec le temps elle s’était beaucoup attachée à moi mais, maintenant que sa mission était terminée, elle devait partir parce que d’autres personnes avaient besoin de son aide.
Ce qui m’étonnait le plus dans cette histoire n’était pas qu’elle ait été un ange, au contraire cela pouvait expliquer beaucoup de choses. Ce que j’avais le plus de mal à accepter était qu’elle m’ait menti pendant tout ce temps, qu’elle m’ait raconté tant de mensonges sur sa vie et sur son passé, je ne l’aurais pas crue capable d’une chose pareille. A moins que le seul mensonge qu’elle m’ait raconté soit celui contenu dans cette lettre et qu’en fait, elle n’ait pas vraiment été un ange. Mais dans ce cas, il s’agit de l’excuse pour quitter quelqu’un la plus farfelue que j’ai jamais entendue, et de loin.

Malgré le choc que fut cette rupture, ma vie reprit son cours. Je vivais au ralenti, m’acquittant des tâches quotidiennes sans grande conviction, en retournant dans ma tête encore et encore ma vie avec Clara et la lettre qu’elle m’avait envoyée, essayant d’y trouver un sens. Au bout de quelques semaines, j’ai fait un rêve.

J’étais à Deauville dans l’appartement où nous partions en vacances en famille quand j’étais petit. Sauf que cette fois-ci, j’étais seul. Je parcourais toutes les pièces de l’appartement à la recherche de mes sœurs et de mes parents mais il n’y avait aucun signe de vie. Je sortis de la résidence et, dans la rue, il n’y avait personne non plus. Autour de moi, il y avait juste des dizaines de ballons rouges et blancs qui flottaient à environ deux mètres du sol et qui circulaient sur les trottoirs comme s’ils avaient été des piétons. Le ciel était gris, lourd et menaçant comme avant un orage au mois d’août. Ma tête me donnait l’impression d’être un ballon et je me laissais pousser par le vent à travers les rues de la ville. Finalement, je suis arrivé à la plage. La mer, d’un noir d’encre, était très agitée et de grandes vagues venaient s’écraser violemment sur le sable. Au bord de l’eau se trouvait un petit palmier tout sec, ses palmes jaunies pointant tristement vers le sol. Un grand paon, sorti de je ne sais où, s’approcha et, en quelques battements d’ailes, vint se percher en haut du palmier, le faisant vaciller sous son poids. Je regardais ce magnifique oiseau quand soudain, à la place de sa tête apparut le visage de Clara qui me souriait. Je reconnus sa peau blanche, son menton légèrement proéminent et sa manière de plisser les yeux quand elle souriait. Je n’eus pas le temps d’ouvrir la bouche que le paon à tête de Clara se mit à battre des ailes furieusement avant de s’envoler et de disparaître au loin dans le ciel. Le vent se mit à souffler très fort, poussant les nuages vers l’horizon, laissant la place à un ciel d’un bleu éclatant avec un grand soleil. Le palmier avait repris des couleurs, il avait grandi et, sur ses grandes palmes bien vertes, avaient poussé de lourds régimes de dattes qui avaient l’air délicieuses. Je me suis approché et j’ai tendu le bras pour en attraper une quand la terre s’est mise à trembler et le palmier s’est arraché du sol. Ses nombreuses racines se sont mises à bouger comme de longs tentacules extrêmement mobiles et le palmier est parti dans la direction opposée comme s’il essayait de m’échapper. J’ai couru après lui pendant longtemps jusqu’à ce que nous soyons arrivés au cœur d’une forêt luxuriante. Le palmier s’est alors arrêté comme s’il était arrivé à destination et s’est planté au milieu des grands arbres qui l’entouraient, tous plus beaux les uns que les autres. J’ai regardé autour de moi et il y en avait à perte de vue. Et je me suis réveillé.

Après avoir fait ce rêve, je me suis senti beaucoup mieux. Celui-ci semblait évoquer ma vie et comment ma rencontre avec Clara l’avait transformée. La fin du rêve où je me retrouve dans un lieu magnifique et plein de vie me semblait être un excellent présage. Cela me fit aussi du bien de revoir le visage de Clara encore une fois. Son départ avait été si brutal et, aussi absurde que cela puisse paraitre, j’avais l’impression que ce rêve était un message de sa part, qu’elle était revenue une dernière fois pour me dire au revoir.
Aujourd’hui quand je pense à ma vie d’avant ma rencontre avec Clara, cela me semble très lointain, presque irréel, comme si je me souvenais d’une histoire qui était arrivée à quelqu’un d’autre ou d’un mauvais rêve. Je ne sais toujours pas si elle était vraiment un ange mais ce qui est sûr c’est qu’elle m’a vraiment aidé, et ce que notre relation m’a apporté n’a pas disparu après son départ. J’allais à nouveau connaître la solitude mais je savais qu’il y avait des choses dans le monde qui valaient la peine de vivre et de continuer à chercher.

Mathias